La fonction rénale pendant la grossesse
Les changements physiologiques importants survenus chez les femmes pendant la grossesse ont des effets significatifs sur les reins, notamment sur l’hémodynamique, les fonctions des tubules rénaux et les fonctions endocriniennes.
Ces changements comprennent [1-3] :
- ↑ de 75 % du débit plasmatique rénal qui atteint un pic vers la 16e semaine de gestation, suivi d’une diminution à l’approche du terme en raison d’une compression de la veine cave par l’utérus.
- ↑ de 50 % du DFG entre la 5e et la 7e semaine de gestation, par rapport au niveau de la femme non enceinte. Le DFG reste supérieur de 50 % au niveau non gestationnel pendant toute la durée de la grossesse.
- ↓ de la créatinine sérique en réponse à l’hyperfiltration. La créatininémie normale pendant la grossesse se situe entre 0,4 et 0,6 mg/dl. Chez une femme enceinte, si la créatinine ne baisse pas, cela peut indiquer un dysfonctionnement rénal.
- ↑ de l’excrétion de protéines urinaires, passant de 60-90 mg/j à 180-250 mg/j, mesurée par un recueil d’urine de 24 heures.
Protéinuries gestationnelles
La protéinurie pendant la grossesse est liée à l’augmentation de la filtration glomérulaire et aux altérations de la capacité de réabsorption tubulaire [2]. La protéinurie transitoire pendant la grossesse est généralement un phénomène physiologique. Cependant, une protéinurie persistante en grande quantité peut entraîner une sclérose glomérulaire, des lésions tubulo-interstitielles et évoluer vers une insuffisance rénale terminale [4].
Le seuil fixé pour définir la protéinurie pendant la grossesse est une valeur >300 mg/24 heures.
La protéinurie gestationnelle, qui apparaît après 20 semaines de gestation, peut se présenter de deux façons différentes :
- Isolée, sans hypertension ou maladie rénale préexistante, présente dans près de 15 % des grossesses.
- Associée à des symptômes ou signes de prééclampsie (PE), une complication grave de la grossesse.
La PE est définie par une pression artérielle ≥ 140/90 mm Hg chez une femme précédemment normotendue, mesurée à 2 occasions différentes, à au moins 4 heures d’intervalle, après 20 semaines de gestation, en présence d’une protéinurie ≥ 300 mg/j, ou d’un rapport protéines/créatinine ≥ 0,3 g/g. Un diagnostic de PE peut également être posé en l’absence de protéinurie en présence de caractéristiques cliniques de gravité [1,2].
L’évolution des femmes présentant une protéinurie isolée semble favorable, mais jusqu’à 30 % des femmes présentant une protéinurie gestationnelle isolée peuvent évoluer vers une PE [2].
Insuffisance rénale aiguë liée à la grossesse
L’insuffisance rénale aiguë (IRA) liée à la grossesse est une cause importante de morbidité et de mortalité maternelles et fœtales.
L’étiologie de l’IRA varie géographiquement et en fonction de la disponibilité des ressources sanitaires. Elle peut être d’origine prérénale, intrinsèque ou post-rénale (Figure 1). Dans les pays développés, les causes de l’IRA comprennent les troubles hypertensifs de la grossesse et la septicémie, ainsi que la microangiopathie thrombotique, l’insuffisance cardiaque, la stéatose hépatique aiguë et l’hémorragie post-partum [1].
Les taux d’IRA liés à la grossesse ont globalement baissé ces dernières décennies. Toutefois, aux États-Unis, leur incidence a presque triplé, passant de 0,04 % en 2006 à 0,12 % en 2015, en raison de l’âge maternel plus élevé, des comorbidités croissantes pendant la grossesse, de l’augmentation des cas de prééclampsie et d’éclampsie [6].
Le diagnostic d’IRA pendant la grossesse n’est pas standardisé, et les variations physiologiques compliquent l’application des directives KDIGO pour classer l’IRA. Cette classification considère qu’une légère augmentation rapide (0,3 mg/dL en 48 heures) de la créatinine suffit à signaler une IRA et à indiquer un mauvais pronostic. Cependant, les variations physiologiques post-partum s’étalent sur plusieurs semaines (environ 8 semaines pour que le DFG revienne à la normale), et l’hémodilution liée à la grossesse devrait retarder la détection d’une légère hausse des substances sériques [7].
Insuffisance rénale chronique et grossesse
Les femmes atteintes d’insuffisance rénale chronique (IRC), comparées aux femmes enceintes sans IRC, présentent un risque accru d’événements maternels et fœtaux indésirables, notamment la prééclampsie, l’accouchement prématuré, le faible poids à la naissance, la césarienne et une augmentation de l’échec de la grossesse [8].
La gravité de l’IRC est corrélée au risque de ces issues défavorables pendant la grossesse. Les femmes atteintes d’une IRC légère (créatinine sérique < 1,4 mg/dl) peuvent s’attendre à de bons résultats maternels et fœtaux, tandis que celles avec une maladie avancée (créatinine sérique de 1,4 à 2,9 mg/dl) courent un risque élevé de complications pendant la grossesse [1,9].
Les femmes atteintes d’IRC avancée peuvent également présenter une détérioration de la fonction rénale [10,11]. Les femmes avec des valeurs de créatinine ≥ 3,0 mg/dl risquent de perdre définitivement la fonction rénale pendant la grossesse [1].
Estimation de la fonction rénale chez la femme enceinte
La créatinine diminue physiologiquement pendant la grossesse, et la surface corporelle (BSA) varie. Cela complexifie l’utilisation des équations d’estimation du DFG [9].
Les équations d’estimation basées sur la créatinine, telles que l’équation de Cockcroft-Gault et l’équation MDRD, n’ont pas été validées pendant la grossesse.
En comparaison avec la mesure du DFG sur les urines de 24 heures, CKD-EPI présentait un biais de 14,2 ml/min/1,73 m².
L’équation Nanra, récemment formulée, semble garantir une meilleure estimation du DFG chez les femmes enceintes, car elle ignore le poids corporel, qui varie beaucoup pendant la grossesse, et introduit la taille comme variable. Toutefois, une étude comparant le DFG estimé par l’équation Nanra avec la clairance de la créatinine sur 24 heures n’a pas montré de concordance appropriée [12].
Sur la base des preuves existantes, la directive de pratique clinique sur les maladies rénales pendant la grossesse recommande que : « La fonction rénale pendant la grossesse doit être évaluée par les niveaux de créatinine sérique, car le DFGe n’est pas valide pendant la grossesse (niveau de preuve 1C) » [13].
Les questions restent en suspens concernant l’utilisation d’autres marqueurs.
Insuffisance rénale terminale pendant la grossesse
L’insuffisance rénale chronique terminale est liée à une faible fertilité, avec un taux de conception chez les femmes sous dialyse estimé à 1 % de celui de la population générale. Toutefois, le taux de naissances vivantes augmente progressivement chez les femmes sous hémodialyse, tandis qu’il demeure plus bas et stable chez celles sous dialyse péritonéale [14].
Chez les patientes hémodialysées, l’évolution de la grossesse dépend du régime de dialyse. La survie fœtale est < 48 % chez les femmes ayant une durée d’hémodialyse < 20 heures/semaine et 75 % chez celles dont la durée d’hémodialyse est comprise entre 21 et 36 heures/semaine. Le taux d’PE est de 18 % et dans 44 % des grossesses, le fœtus a un poids < 2 500 g et 6 % est inférieur à 1 500 g [14,15].
En 2015, KDOQI a émis une recommandation (non classée) en faveur de l’hémodialyse fréquente et prolongée pendant la grossesse [16].
En 2019, les directives cliniques du Royaume-Uni ont recommandé d’ajuster la dialyse pour maintenir une urée sanguine avant dialyse inférieure à 35 mg/dl (12,5 mmol/L) en milieu de semaine. Il est recommandé que les femmes sous dialyse péritonéale avant la grossesse passent à l’hémodialyse pendant la grossesse (niveau de preuve 1D) [13].
Grossesse chez les receveurs/donneurs de greffe rénale
Une méta-analyse de 2011 portant sur 4700 grossesses chez 3570 receveuses de greffe a montré un taux de naissance vivante similaire à celui de la population générale (73,5 %), mais des taux plus élevés de prééclampsie (27 %), de diabète gestationnel (8 %) et d’accouchements prématurés (45,6 %). Le risque de perte du greffon était faible (5,8 % à un an, 6,9 % à cinq ans) [17].
Les directives KDIGO préconisent d’attendre au moins un an après une transplantation avant de tenter une grossesse, et uniquement lorsque la fonction rénale est stable avec une protéinurie inférieure à 1 g/jour (niveau de preuve 2C) [18].
Références :
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Rédigé par Dr Aicha Mbarek, GPR.
Mise à jour 05/12/2024